Débroussaillage et explication liminaire du terme « islamisme»

Y a-t-il une exception musulmane dans les manifestations politiques de la religion ? Ce serait bien naïvement oublier le passé de l’Europe et sa querelle des deux glaives, ses luttes sanglantes entre protestants et catholiques jusqu’aux réactions violentes lors de la séparation de l’Eglise et de l’Etat en France. Néanmoins, les apparitions récentes du signifiant « islamisme », comme l’expression violente et radicale de l’islam, s’inscrivent dans une tentative, évidemment politique, de nommer une hydre [1], une bête nouvelle, dont les contours sont difficiles à cerner et qui, parfois, finit par incriminer toute une communauté religieuse. Mais ce terme n’en n’est pas moins significatif et renvoie, malgré les récupérations politiques, à une doctrine, des pratiques et un lexique particulier.

L’islamisme a fait l’objet d’une définition par les islamologues Tozy, Kepel, Burgat et Bruno Etienne comme étant l’usage politique de notions islamiques en réaction à la mondialisation, ou en réaction à ce que Serge Latouche appelait « l’occidentalisation du monde » [2]. Cette mondialisation s’est notamment manifestée dans le monde musulman par l’impérialisme à travers l’expérience coloniale, l’appropriation des terres, le bouleversement des économies internes et l’hégémonie de nouvelles normes civilisationnelles, que l’intellectuel occidental Ernest Renan, présentait (avec la condescendance qui sied à la bourgeoisie occidentale du XIXème), lors de son échange avec Jamal al-Din al-Afghani [3]. Pour ces raisons, l’islamisme doit être considéré comme un phénomène moderne, où des militants dans des sociétés post-coloniales se réapproprient des valeurs religieuses pour en faire un lexique mobilisateur et une nouvelle force de proposition politique. Il est à noter que cette réappropriation n’est pas nécessairement littéraliste, comme on peut souvent le croire, mais peut s’exprimer plus librement vis-à- vis de la tradition religieuse et des doctrines jurisprudentielles. On a pu le voir notamment avec la fameuse fatwa de Yusuf al-Qaradawi en 2004 légitimant les opérations kamikazes par un ijtihâd (effort d’interprétation) alors que la lettre du texte coranique interdisait explicitement le suicide : « [...] Et ne vous tuez pas vous-même. Allah, en vérité, est Miséricordieux envers vous. » (Coran : 4/29) [4].

Du point de vue historique, parler d’islamisme avant le XVIIIème siècle est anachronique, c’est l’avis de Henry Laurens à ce sujet [5] , puisqu’avant cette période, l’arène politique et religieuse était beaucoup plus restreinte. L’islam structurait toute la société et paradoxalement la gestion des affaires politiques était éloignée de l’influence des imams, des oulémas (savants musulmans) et du reste de la population ; cette gestion était exclusive à la mainmise du hakim/sultan (gouverneur/ détenteur de l’autorité). Ce n’est qu’à partir du XIXème siècle, à l’ère des Tanzimats (réorganisation) du califat ottoman, que des intellectuels de la société bourgeoise émergent dans le monde musulman et se permettent de nouvelles propositions politiques inspirées de l’islam et parfois des critiques du califat ottoman. Ces intellectuels tels que Jamal al-Din al-Afghani, Rashid Rida, Muhammad Abduh, Abd al-Rahman al-Kawakibi ou Rifa'a al-Tahtawi vont incarner la « nahda islamyyia » (renaissance islamique) en critiquant le retard du monde musulman vis-à-vis des Occidentaux, tout en ayant une approche réformiste, retournant aux textes du Coran et de la Sunna et d’émancipation partielle des structures traditionnelles des 4 écoles juridiques. Cette approche, que l’on retrouve chez Jamal al-Din al-Afghani, Rifa’a al-Tahtawi et plus tard chez Sayyid Qutb (intellectuel islamiste des Frères musulmans), est à la fois libérale ; puisqu’elle s’émancipe de la glose traditionnelle des oulémas sunnites et du taqlid (suivisme) des 4 écoles juridiques, et à la fois fondamentaliste ; à la manière du réformisme protestant sola scriptura, qui revient à une interprétation plus littérale, plus intime et parfois plus passionnée des textes religieux. Ceux qui établiront la synthèse du réformisme islamique et l’incarneront avec virulence contre le colonialisme et contre son hégémonie culturelle, seront Ahmed ben Badis au Maghreb : fondateur de l’Association des oulémas algériens et inspirateur du salafisme au Maghreb – Hassan al-Banna, fondateur des Frères musulmans en Egypte – Sayyid Nursi, inspirateur du mouvement Nourdjou en Turquie – et Sayyid Abul A’la al-Mawdudi, fondateur de Jama’a al-Islamyyia aux Indes britanniques. Le point commun de ces penseurs est qu’ils s’inscrivent dans un XXème siècle, où les luttes anticoloniales se vivifient, l’espace politique s’agrandit et la parole se diffuse grâce aux journaux, à la radio et aux tracts. Ces acteurs de l’islamisme moderne deviennent des militants politiques, au service d’une cause transnationale (la oumma, communauté religieuse) opposée à la cause nationaliste, défendue par les nouvelles élites anticoloniales. Ils défendent une éthique musulmane, le principe de shûrâ (consultation), une bibliocratie (gouvernance du Livre) face aux nouveaux partis politiques défendant une gouvernance laïque, démocratique et libérale, comme le parti Wafd en Egypte, le CHF en Turquie ou encore le FLN algérien dans une moindre mesure. La nouvelle arène politique que sont les premiers Etats-nations musulmans, devient lors de la seconde moitié du XXème siècle, le lieu d’un affrontement entre les partisans du nationalisme et de la modernisation inspirée du modèle occidental (qu’ils soient socialistes ou libéraux) face aux partisans d’une oumma islamyyia, en réaction à la modernité occidentale : ce sont donc ces derniers que l’on nommera « islamistes ».

Par la suite, la violence des oppositions politiques, notamment celle du régime nassérien face aux Frères musulmans en Egypte, instiguera de plus en plus de radicalité aux mouvements islamistes. De même, le retour de l’Occident armé dans le monde musulman à travers l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS et la première Guerre du Golfe, finira par motiver l’émergence de l’islamisme jihadiste, qui deviendra une branche à part entière de la doctrine générale islamiste.

Mohamed Abouz

Citations

[1] Terme provenant du lexique politique LREM, provenant à l’origine du discours d’Emmanuel Macron le 8 octobre 2019 et repris par d’autres responsables politiques du même bord. Article Le Figaro La France contre l’hydre islamiste disponible sur : https://www.lefigaro.fr/actualite-france/contre-l-hydre-islamiste-la-republique-sera-toujours-a-vos-cotes-a-arras-gabriel-attal-rend-hommage-aux-victimes-du-terrorisme-20240311 et Article Radio France Emmanuel Macron appelle à la mobilisation contre « l’hydre islamiste » disponible sur : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/journal-de-18h/emmanuel-macron-appelle-a-la-mobilisationcontre-l-hydre-islamiste-2969843

[2] S. Latouche L'occidentalisation du monde, Paris, La Découverte/Poche, 2005 (1989), Série “Essais”, n° 203.

[3] E. Renan, L’islamisme et la Science, conférence à La Sorbonne, Paris, 29 mars 1883, Calmann Lévy ancienne maison Michel Lévy Frères. Selon l’intellectuel français, l’islam serait la cause principale du déclin des civilisations iraniennes, arabes et indiennes.

[4] Article BBC News, 7 juillet 2004, disponible sur : http://news.bbc.co.uk/2/hi/uk_news/3874893.stm Yusuf al- Qaradawi était un prédicateur sunnite égyptien, ancien membre de la confrérie des Frères musulmans.

[5] H. Laurens, La genèse des islamistes in Histoire des mobilisation islamistes (XIXè-XXIè siècles), F. Burgat (dir), M. Rey (dir). Paris, CNRS, 2022, p. 32.

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