Une option démocratique pour le Maroc?
La lecture de ce texte ne vous fera pas perdre de temps car vous ne vous retrouverez pas face à un énième article misérabiliste qui énonce ce qui ne va pas au Maroc. D’ailleurs, sur ce dernier terme, je ne suis pas certain qu’il soit opportun de le mobiliser ici. Que veut vraiment dire Le Maroc ? Moi, je connais des Marocains et des Marocaines. Vous trouverez peut-être mon entrée en matière trop ornementale et certains pourraient la qualifier d’acrobatie rhétorique. Mais, je ne fais que rappeler une idée si simple et pourtant négligée par le regard orientaliste : le Maroc n’est pas un bloc monolithique, une essence anhistorique et éternelle qui passerait au-dessus des lois du capitalisme et de l’impérialisme. Ceux qui liront ce texte savent déjà ce qui ne va pas et pourquoi il faut changer les choses. C’est pourquoi je vais droit au but.
Une féodalité moderniste
Pour comprendre, ne soyons pas bourrins et tentons tout de même de faire une analyse précise : la nature du régime politico-économique marocain contemporain peut être qualifiée de « féodalité moderniste ». Cet oxymore n’en est un que d’apparence. « Entre tradition et modernité » est une expression habituellement mobilisée pour se référer à cette image d’Epinal du Maroc touristique. Je vous rassure, ici il ne s’agit pas de cela. La constitution de 2011 consacre un régime politique hybride caractérisé par un développement économique inégal et combiné. Cette configuration sui generis s’explique par un agencement des classes sociales et des rapports de pouvoir unique dans la région. « Monarchie exécutive », « dictature », ces concepts-là sont vite épuisés lorsqu’on s’intéresse sérieusement aux relations complexes entre les classes sociales.
D’une part, je mobilise le terme de «moderniste » dans sa dimension discursive. Le makhzen -qu’on peut définir ici comme une sorte de monstre tentaculaire avec à sa tête la famille royale, les conseillers du Roi, la majorité de la classe politique, et le bras armé militaro-policier- diffuse à travers ses canaux de propagande un récit développementaliste. Lignes TGV, ports titanesques, exportation du cannabis thérapeutique, une croissance exponentielle de l’industrie du tourisme, présidence du Conseil des droits de l’homme de l’ONU et j’en passe. Une myriade d’exemples sont invoqués pour soi-disant démontrer que le Maroc « progresse », ou pour les plus optimistes, qu’il serait à la pointe de la modernité. Or, ce ne sont que des vociférations des chiens de garde dans un pays où les capitaux ont une plus grande liberté de circulation que la parole populaire. Bref, j’ai promis que je ne parlerai pas de ce qui ne va pas. Vous le savez déjà.
D’autre part, la « féodalité » renvoie à la nature de cette gouvernance rétrograde et anti-démocratique. Quoi que dise le story-telling du makhzen, nous n’avons pas de « monarchie parlementaire ». Dans un pays où l’Etat de droit et la séparation des pouvoirs sont une fiction, où les libertés individuelles sont systématiquement niées par la répression et l’intimidation policière, où les élections fantoches mettent sur des fauteuils en cuir des pseudo-représentants dépossédés de prérogatives minimales, et bien tout cela ressemble plutôt à un ordre d’ancien régime. Encore une fois, tout cela vous le savez déjà. En revanche, les interactions entre féodalité et modernisme sont plus subtiles et moins décryptées.
Grosso modo, cet Etat profond qu’on appelle le Makhzen perpétue son règne grâce à ses quatre piliers principaux : la grande bourgeoisie nationale, la petite bourgeoisie, les grands propriétaires terriens et les forces de l’ordre.
Premier pilier : la bourgeoisie marocaine se caractérise d’abord par les rapports néo-coloniaux qu’elle entretient notamment avec l’ancienne métropole française. Ici, le makhzen a très bien compris la manière dont il faut procéder pour contenter ses capitalistes nationaux. L’appareil d’État est mis au service des intérêts de cette classe possédante (et peu entreprenante) qui entretient des liens avec le capital international. L’hégémonie de cette bourgeoisie compradore réside dans sa soumission à l’ordre monarchique et dans sa distinction culturelle qu’elle affiche ostentatoirement. Dans une forteresse hédoniste, sous un vernis moderniste, elle est assimilée culturellement aux représentations symboliques des bourgeoisies impérialistes. A titre d’illustration, il suffit d’invoquer la figure du « kilimini » et de la mission française. Il serait vain d’attendre de cette bourgeoisie qu’elle accomplisse les tâches de démocratisation pour dégager les résidus historiques de la féodalité. En réalité, la bourgeoisie nationale marocaine est numériquement peu nombreuse et qualitativement faible. Certes, elle peut représenter une concurrence pour la famille royale en raison de sa relative puissance économique. Cependant, sa position politique subalterne vis-à-vis de la monarchie et de l'appareil d’État - qui lui permet de défendre ses intérêts de classe assez efficacement- la rendent culturellement médiocre et politiquement inapte à diriger la nation dans un horizon égalitaire et émancipateur.
Deuxième pilier : les grands propriétaires terriens - dont le premier, à savoir le roi lui-même- et les notables locaux. Cette classe sociale particulièrement parasitaire n’a pas cessé, depuis l’indépendance, de monopoliser les terres fertiles d’un pays économiquement dépendants de l’agriculture. Dans une dialectique implacable, son enrichissement s’est fait au détriment de l’expropriation de centaines de milliers de paysans poussés vers les bidonvilles. Lorsqu’un journaliste tente d’enquêter sur les spéculations immobilières enfantées par les spoliations de terres tribales, la rage médiatique s’abat sur lui suivie de la sentence kafkaïenne du makhzen. La subjectivité de ces élites locales est souvent imprégnée de traditionalisme, fondamentalisme religieux et d’opinions réactionnaires au reflet de leur position sociale qui est à bien des égards anachronique.
Troisième pilier : la petite bourgeoisie émergente - qu’on appelle communément « classes moyennes »-. Il s’agit d’une partie de la population qui a accédé à une portion -insignifiante quand on la compare à ce qui a été concentré entre les mains de la bourgeoisie- du gâteau. Hauts-fonctionnaires, ingénieurs, techniciens, commerçants, ces métiers “intellectuels” sont au cœur des affectes conservateurs de la petite-bourgeoisie émergente. Souvent diplômés, les membres de cette classe sociale urbaine et lettrée excellent en pirouettes rhétoriques -ces dernières années, des tendances ultra-nationalistes et bellicistes, en particulier contre l’Algérie, ont émergé en son sein-. Toutefois, c’est une classe ambivalente, à l’image de sa position, relativement dominée par les strates supérieures de la société marocaine. Dans certains contextes historiques de polarisation et de crise organique ou conjoncturelle du système, certains de ses membres peuvent rallier les mouvements progressistes et/ou révolutionnaires.
Quatrième pilier : il faudrait toute une thèse pour parler des fameuses « forces auxiliaires » du makhzen. Sorte de supplétifs, ces unités à l’intersection de la police et de l’armée surveillent et punissent toute tentative d’émancipation par les classes laborieuses. Pourtant, contrairement aux classes moyennes, il s’agit d'un secteur de la société qui accède à peine aux miettes de la richesse nationale. Quant à la police et les services des renseignements, ils défendent avec cynisme un ordre féodal avec les technologies les plus modernes. Du reste, bien que l’armée ait pu déstabiliser l’hégémonie monarchique à deux reprises (1971 et 1972), aujourd’hui elle est majoritairement loyaliste et peu encline aux coups d’État.
Pour l’instant, je n’ai fait que dessiner quelques traits sociologiques vulgarisateurs d’une hiérarchie sociale plus complexe. Il serait vain d’afficher les tendances des classes dominantes sans les confronter à ce qui est à la fois, leur némésis et à la fois la source de leurs richesses, à savoir la majorité de la population. Dans cette structure pyramidale, sous les 4 piliers dominants précédemment énoncés, nous retrouvons 3 catégories dominées :
Première strate : les éléments petits-bourgeois radicalisés et/ou précarisés. Nous avons ici affaire à la strate la plus dominée des classes moyennes : enseignants, professionnels de la santé, artistes, petits artisans et commerçants dont les revenus mensuels oscillent entre les 3.000 et les 15.000 dirhams. A ces derniers s’ajoutent des enfants de la classe moyenne qui ont refusé de parvenir et qui ont résisté aux sirènes chimériques des postes prestigieux. C’est une classe sociale qui peut faire preuve d’avant-gardisme esthétique et politique et dont les revendications, dans certaines circonstances, rejoignent celles des strates les plus dominées des classes laborieuses.
Deuxième strate : la paysannerie paupérisée. Confrontée à la fois aux aléas du climat -sécheresses et inondations multipliées par le changement climatique- et à la privatisation de sa terre, c’est une force productive déshumanisée et parfois méprisée par les citadins. Même lorsqu’elle mène un exode rural, elle ne parvient pas à se départir du stigmate que lui accolent les populations urbaines.
Troisième strate : le prolétariat urbain. L’économie marocaine est dominée par le secteur primaire et tertiaire. En l'absence d’un tissu industriel, il serait plus juste de parler d’ouvriers du secteur informel. Les rangs de cette classe sont sans cesse gonflés par des bataillons entiers de chômeurs-diplômés séduits par l’optique harraga.
Une démocratie révolutionnaire
Les conservateurs ont ceci de malin qu’ils savent en même temps vivre avec leur temps de manière opportuniste tout en proclamant que le bien et le mal sont des règles immuables qui nous ont été léguées par le passé. C’est précisément une des tactiques idéologiques du makhzen. Ce Léviathan ne fait que projeter l’ombre chinoise de la modernité sans que la majorité de la population puisse vraiment bénéficier de ses fruits concrets. Lorsque quelqu’un ose pointer du doigt le paradoxe, la pensée traditionaliste refait son entrée fracassante. L’ordre social ne pourrait pas être changé car Dieu en aurait décidé ainsi. Les c’est-le-mektoub ou encore razk de chacun et d’autres assertions pseudo-métaphysiques ne sont que des contorsions sémantiques et des détournements de la réalité de la lutte des classes. Puisqu'ils se permettent d'invisibiliser la souffrance et la violence sociale, il est tout à fait juste et pertinent de riposter avec une narration crue et réaliste. L’enjeu devient, dès lors, de produire une pensée contre-hégémonique au risque de choquer, de perturber, ou même de scandaliser. La praxis révolutionnaire n’aspire pas à devenir un artefact sophistiqué entre les mains d’une intelligentsia distinguée. Elle n’est rien d’autre qu’une victoire préméditée. En tant que telle, au-delà de son aspect purement politique et de sa part profondément éthique, sa dimension théâtrale, dramaturgique et esthétique, lui est inhérente. Donc avant de parler d’un programme de transition, de réforme agraire ou éducative au Maroc, il est urgent de débusquer les représentations fantasmagoriques qu’on se fait sur ce pays. Commencer par une analyse de classe est par conséquent une étape initiale incontournable. Si la théorie est erronée ou infidèle aux phénomènes empiriques, l’idéologie ou la stratégie qui en découlent sont vouées à l’échec. Pour récapituler, toute cette analyse n’est pas une démonstration intellectualiste pédante ou une fin en soi. Ce n’est qu’un point de départ pour comprendre, sur l’échiquier social, qui est susceptible -entendu comme qui a le plus de chance- de s’allier à la cause démocratique et qui s'accroche aux édifices poussiéreux du passé. Ainsi, ce texte n’a pas vocation à produire un contenu uniquement descriptif. Sa charge normative est traversée par une première observation: l’exercice lui-même d’un appel à l’engagement est vain s’il est dangereux de le manifester publiquement. Quelle valeur a toute tentative politique d’association ou de prise du pouvoir si, au départ, toute voix dissidente est condamnée au bagne ? Quel sens y-a-t-il de plaider pour une république marocaine ou du moins une monarchie parlementaire, si le fait même d’annoncer l’idée cantonne le citoyen à la position de délinquant ? Devant un tel état de fait, il faut être extrêmement prudent et de ce point de vue-là les stratégies kamikazes ont déjà démontré par le passé leur inanité. Néanmoins, cela ne veut pas dire renoncer à toute possibilité de changement social et politique. Cela veut surtout dire qu’il est nécessaire d’adopter une stratégie pragmatique et consciente du rapport de forces.
Une route de sables mouvants
Alors que j’écris ces quelques lignes -probablement insignifiantes- depuis l’exil, des processus historiques plus profonds sont en train d’avoir lieu au pays. Les gens continuent de travailler et persévèrent pour nourrir leur famille. Tamazight n’est toujours pas devenue la vitrine moderniste qu’on expose sur les panneaux publicitaires des capitales européennes. Les civils au Sahara occidental se font bombarder par des drones achetés aux Sionistes. Au même moment, notre bourgeoisie nationale accueille avec le sourire aux lèvres des projets de firmes multinationales qui mettent en place des schémas néo-coloniaux d’exploitation et d’aliénation. Mais nous n’avons pas le droit à la résignation. Autrement, c’est la migration éternelle à la recherche d’un lieu où nous ne serions virés ni par la féodalité moderniste ni par le néolibéralisme raciste.
Toutefois, je ne voudrais pas pêcher d’idéalisme. Je sais que beaucoup de gens se contentent du peu qu’ils ont parce qu’ils ont conscience qu’ils sont face à l'abîme. Dans des rues où les murs ont des oreilles, le moindre écart et c’est le hebs. Les exemples des récentes révolutions échouées en Syrie, Egypte et Tunisie poussent les classes laborieuses à surprotéger le pain qui leur reste parfois même au détriment d’autrui. Le temps de la politisation, des manifestations, des grèves et des révoltes est si éphémère comparé à celui routinier, habituel et intériorisé de la pesanteur quotidienne. Du reste, l’hégémonie idéologique de divers courants réactionnaires fragilisent la perspective à court terme d’une insurrection généralisée. Les partis bourgeois et les organisations royalistes occupent tout l’espace politique et médiatique jusqu’à le saturer. Avant de se perdre dans des spéculations abstraites, ou dans le romantisme révolutionnaire, il serait déjà formidable de commencer par constituer des petits réseaux contre-hégémoniques de nature médiatique, sportive, ou culturelle. Ces instances associatives ont le mérite de créer des liens de solidarité et peuvent représenter un espace de socialisation politique progressive. Une révolution démocratique qui exprime les aspirations profondes des classes laborieuses ne se décrète pas, elle se prépare. Une salle de boxe par exemple peut-être métaphoriquement et réellement un lieu de combat social. Puisqu’il ne nous est pas permis, sans naïveté, d’attendre de la cour du monarque qu’elle conspire à son encontre, la préparation d’un soulèvement revient aux classes dominées. Elles peuvent compter sur leur colère emmagasinée, leur sentiment d’injustice diffus mais sédimenté, la force du nombre et bien d’autres avantages tactiques. Le passage de l’autre côté de la rivière nécessite de construire un pont pour éviter les crocodiles, piranhas et sangsues qui infestent le fleuve.
Hélas, je n’ai que des fragments de mon pays qui m’arrivent par la voie d’intellectuels exilés, d’artistes dissidents et de journalistes étrangers qui mènent un travail précieux avec la précision de francs-tireurs. Mais, je sais tendre l'oreille aux stades de football qui tremblent avec les cordes vocales de la jeunesse ultra. Pléthore d’autres secteurs et acteurs de la société marocaine aspirent à vivre en bonne santé, à manger à leur faim, à s’enivrer d’art et de culture, à s’émanciper de ceux qui les soumettent quotidiennement à la hogra. Bien que je ne sois dans mon pays que pour quelques durées déterminées, je n’ai pas oublié et je refuse de le faire. La volonté de puissance d’une âme est plus que jamais purifiée lorsqu’elle ne tend pas uniquement à obtenir son propre salut mais aussi et (peut-être) surtout celui de son semblable. Lorsque je vois mes frères et sœurs noyé(e)s en Méditerranée je ne peux pas rester silencieux. In fine, la difficulté réside dans la résolution de cette équation complexe où il faut en même temps parvenir à sauver sa peau et celle de nos proches sans renoncer au sens de la justice. Autrement-dit, il faut parvenir à nourrir nos enfants sans que cela affame les enfants du voisin ou à l’autre bout de la terre. Lorsqu’on a conscience du grand impact que nos actions ou nos inactions peuvent avoir sur autrui, pèse alors sur nos épaules le poids inamovible de la responsabilité morale. Quand on voit les choses ainsi, on comprend aisément que la politique est fondamentalement morale. On parvient également à la conclusion que tout désintérêt pour le politique mène à la tristesse immorale et à l’impuissance collective.
Abdelkrim Ayour